Lieux de mémoire et « monuments historiques »

La mémoire s’attache à des lieux et l’histoire à des récits, marquant ainsi l’opposition
entre le visible et l’invisible. Dans les années 1980, l’arrachement au passé par réaction a provoqué une formidable démocratisation du sentiment historique. L’explosion de cette dimension dans les musées répond au besoin d’incarnation que l’objet satisfait. Cependant, ces réalisations multiples ne résolvent pas la représentation de l’Histoire dans le temps et dans le monde. De plus, elles génèrent une conservation exponentielle en contradiction avec l’écologie du territoire. On assiste à une crise conceptuelle : devoir de mémoire, besoin d’histoire.

La large enquête menée à partir de 1984 par les historiens réunis à l’initiative de Pierre Nora autour des « lieux de mémoire » a eu un impact immédiat sur les demandes de protection d’immeubles ou d’objets au titre des monuments historiques. Le cas du “Mur des Fédérés” au cimetière du Père-Lachaise est exemplaire. Madeleine Rebérioux démontre comment s’est construit sur ce mur un lieu de mémoire dédié aux morts de la Commune pendant ce qu’on a appelé « la semaine sanglante de mai 1871 », puis comment celui-ci est devenu un véritable enjeu de pouvoir1 . Cette analyse a inspiré la décision de classer ce mur. Il s’agit sans doute d’un des premiers classements obtenus en tant que tel de ces lieux définis par Pierre Nora comme « ceux, non dont on se souvient, mais ceux où la mémoire travaille ». Cela ne veut pas dire qu’il n’y avait pas auparavant des édifices protégés au titre des monuments historiques qui relèveraient aujourd’hui de la logique des “lieux de mémoire” : c’est le cas notamment des champs de bataille, des colonnes commémoratives, des cimetières, mais aussi des maisons natales, des maisons d’écrivain (Montesquieu à La Brède, George Sand à Nohant, Chateaubriand à Combourg, Pierre Loti à Rochefort…) des ateliers d’artiste (comme celui de Rodin à Meudon), ou des lieux de rencontres et de débats (comme le café Procope à Paris).

La mise au point de la notion de “lieu de mémoire” se conjugue dans les années 1980 avec le lancement par le ministère de la Culture de nombreuses thématiques nationales de protection élaborées par un groupe de travail. Elles bénéficient de l’important travail de repérage mené sur le terrain par les conservateurs de l’Inventaire scientifique et artistique des richesses de la France, créé en 1964 par André Malraux et inspiré par André Chastel. L’ensemble de ces efforts quasi simultanés favorise la multiplication des demandes de protection et s’étend aux “lieux ou objets de mémoire” dont on craint la disparition ou la dénaturation. On espère, avec la protection juridique, réussir à pérenniser les traces conservées et résister aux projets d’aménagement ou de construction de bâtiments à proximité, et s’opposer à une drastique transformation des lieux.

Pourtant, le classement au titre des monuments historiques ne paraît pas toujours la solution la mieux adaptée, notamment quand il n’existe plus de trace matérielle de l’événement dont on veut garder la mémoire : il paraît parfois plus légitime d’apposer une plaque. Cette solution n’est pas toujours jugée suffisante, comme ce fut le cas récemment à Chartres pour la cave de l’hôpital où Jean Moulin a voulu se trancher la gorge en juin 1940.

On peut aussi s’interroger quand le monument proposé au classement est déjà lui-même un monument commémoratif : c’est le cas de l’Ossuaire de Douaumont, construit en 1919 pour célébrer la mémoire des six cent mille morts de Verdun. L’architecte Léon Azema à conçu en béton armé une voûte gigantesque. Dans quelles circonstances exceptionnelles un monument aux morts mérite-t-il d’être protégé “monument historique” ?

La validité du lieu de mémoire proposé mérite aussi d’être vérifiée : on peut douter de l’intérêt de protéger “monument historique” la maison de Carlos Gardel à Toulouse, inventeur du tango, ou la tombe de la première Miss France à Espelette.

Il faut enfin veiller à ce que les lieux de mémoire retenus ne perdent pas leur authenticité : le moulin de Valmy reconstruit en 1989, détruit par la tempête de 1999, à nouveau reconstruit, est toujours classé monument historique alors qu’il date de 2005. À Oradour-sur-Glane, le site du village-martyr, victime du massacre du 10 juin 1944, a été classé par une loi à l’initiative du général de Gaulle en 1946. Comment faire évoluer le monument et n’est-il pas choquant de remplacer à intervalles réguliers les jouets d’enfants et les lunettes brisées ?

La construction d’un lieu de mémoire est souvent portée par des associations de survivants qui ont été témoins des événements commémorés ou y ont participé : ils demandent par le biais de la protection une reconnaissance officielle de l’importance de cet événement et du rôle qu’ils y ont joué avec leurs compagnons disparus. Dans l’instruction de la demande de protection, il convient de passer du jugement des témoins à l’’approche de l’historien ; cette appréhension n’évite pas la polémique, mais donne un cadre plus complet, plus riche à la réflexion engagée et permet d’envisager des critères de choix plus objectifs fondés sur une démarche scientifique.

Marie-Anne Sire
Inspecteur général des monuments historiques


Musées d’Histoire

À l’Hôtel royal des Invalides, les aménagements muséographiques ont connu depuis quatre ans de vastes bouleversements. Les plans-reliefs reposent désormais selon un morne alignement
dans la pénombre d’une galerie interminable.

Un musée inattendu de la Deuxième Guerre mondiale a investi brutalement l’aile des prêtres et, dans les profondeurs de la cour d’honneur, hommage est rendu à Charles de Gaulle. L’Historial, musée démonstratif inventé par Alain Moatti & Henri Rivière, allie le lieu de mémoire à la reconstitution de l’Histoire. Dans une immense cavité ellipsoidale est engrangé un album en 3D sur le général de Gaulle. Sous une dallee en béton de cinquante centimètres d’épaisseur ont été enterrés des gradins en béton recouverts d’une coque en bois autoportante. Autour se déploie un anneau de déambulation dans lequel viennent s’incruster des alvéoles dédiées à l’Histoire en marche. L’ensemble des espaces est recouvert d’un cuvelage et lesté pour compenser les poussées de la nappe phréatique sur laquelle il repose.

IL est surprenant que l’ouverture d’un parking dans un hôtel particulier de l’île Saint-Louis provoque la polémique, tandis que la rénovation de milliers de mètres carrés d’un monument conçu par Libérat Bruant s’effectue en plein cœur de la capitale dans le silence propre à la Grande Muette. V. H.

  1. Article de Madeleine Rebérioux in Les Lieux de mémoire, tome I, consacré à « la République », Gallimard, 1984 Historial de Gaulle, axonométrie générale.